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Anjozorobe :
enjeux et défis de la reprise d’un « cadastre inachevé » depuis quatre décennies

Publié le : 22 Jul 2017

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Les opérations cadastrales, généralement raccourcies en « cadastre » dans le jargon du foncier, ont d’abord été une démarche initiée par l’administration coloniale en vue de délimiter et de recenser les occupations de sol, dans une finalité d’aménagement agricole et spatial. Reprise et amendée par l’Etat Malagasy, suite à la déclaration de l’indépendance en 1960, la démarche est devenue une procédure d’immatriculation collective initiée par l’Etat, dont la finalité est d’octroyer des titres fonciers aux occupants des terrains suite à une procédure contradictoire de jugement diligentée par un Tribunal Terrier. Si dans leur conception originale, les opérations cadastrales ont vocation à être menée de façon massive pendant une période déterminée suivant l’arrêté d’ouverture, dans la pratique, sur l’ensemble des opérations ouvertes depuis quatre décennies, la plupart n’a pas abouti à l’immatriculation en totalité des parcelles circonscrites dans le périmètre cadastral. Les opérations étant supposées être entièrement prises en charge par le budget public, un défaut de projection financière et la paupérisation de l’administration ont fait que plusieurs opérations ont juste passé la première phase dit physique, correspondant au maillage topographique des parcelles par les géomètres. Aussi, la terminologie « opération cadastrale inachevée » a été adoptée pour désigner ces initiatives qui n’ont pas abouti ni à la deuxième phase (juridique)[1], à savoir le jugement des parcelles, encore moins à la phase finale (administrative) qui est la transformation du jugement en titre foncier. Les procédures de jugement et d’octroi de titre foncier, prévues être réalisées de façon massive, sont officieusement suspendues sans que l’opération ne soit officiellement clôturée.

En 2015, avec l’adoption de la nouvelle Lettre de politique foncière, la Direction des Domaines et de la Propriété Foncière a projeté de régulariser la situation des opérations cadastrales suspendues. C’est ainsi qu’en 2016, la reprise de plusieurs opérations a été planifiée, dont celle d’Anjozorobe. Lors de l’évaluation générale de la réforme foncière en 2011, la régularisation et la finalisation de ces opérations, dans l’optique de délivrer des actes de propriété aux mains des occupants actuels, constituent un enjeu d’actualité majeur dans les réflexions et débats au sein des institutions foncières et des partenaires techniques et financiers. En considérant les options juridiques, deux issues s’offrent à la finalisation de ces opérations : soit à travers la reprise par l’administration foncière pour délivrer des titres fonciers, soit par la clôture avant – terme de l’opération et le basculement des statuts des parcelles non – jugées en Propriétés Privées Non – Titrées si elles sont déjà occupées. Dans le deuxième cas, la formalisation des droits sur ces parcelles serait confiée au Guichet Foncier[2]. L’Observatoire du Foncier, dans son mandat de production d’information pour orienter le pilotage politique et opérationnel de la politique foncière à Madagascar, en l’occurrence le sort des opérations cadastrales inachevées, a effectué une capitalisation sommaire de l’initiative de reprise de l’immatriculation massive à Anjozorobe.

 

Le défi de la reprise d’une opération en veille depuis quarante ans

La localité d’Anjozorobe est située à 90 km d’Antananarivo. Le « cadastre » d’Anjozorobe, couvrant un vaste périmètre qui inclut actuellement plusieurs Communes (Anjozorobe, Mangamila, Analaroa, Ambongamarina, Ambatomanoina, et Ambohimirary), a été ouvert par l’administration coloniale via l’arrêté du 20 Avril 1936, en application au décret du 25 Aout 1929 qui institue les procédures des cadastres indigènes. Traversé par un couloir forestier, ancien vestige des forêts naturelles des hautes terres, et présentant des terres arables propices à l’agriculture, l’aménagement de l’agriculture et de l’habitat autour de cette réserve faisait partie des priorités de l’administration coloniale, en vue de la rationalisation des exploitations agricoles et forestières. La démarche a été suspendue en 1939, les priorités de financement de l’Etat français étant orientées vers les préparatifs de la deuxième guerre. En 1978, l’Etat malagasy décide de reprendre l’opération suivant la nouvelle législation sur l’immatriculation collective (Loi 60 – 004 relative au domaine privé national modifiée en partie par la loi 67 – 029, et l’ordonnance 60 – 146 relative au régime foncier de l’immatriculation complétée par l’ordonnance 74 – 034)mais sans parvenir à juger et immatriculer toutes les parcelles, dû à un déficit financier.L’opération collective a été de nouveau abandonnée pour laisser place à des initiatives individuelles de poursuite pour les ménages qui en ont les moyens, aboutissant à des jugements sporadiques par le TTA d’Anjozorobe,devenu permanent, et quelquefois à l’immatriculation des parcelles. Pour avoir une idée sur le niveau de formalisation, à Anjozorobe, selon une estimation faite le Tribunal Terrier d’Anjozorobe en 2014, sur les 37 sections recensées[3] comme objet de cadastre correspondant à 12.100 parcelles, environ 7.000 parcelles n’ont pas encore été jugées soit 57% des parcelles qui ne sont pas jugées.

D’une part, un des défis majeurs dans la reprise d’une opération suspendue depuis plusieurs années concerne l’adéquation entre les documents initialement établis lors de la phase de levé physique (délimitation topographique des parcelles avec bornage préalable, recensement des occupants et éventuels ayant – droits, établissement de procès – verbal collectif de bornage ou PVCB) et l’état d’occupation actuel. En effet, les importantes dynamiques socio – démographiques, agricoles, et foncières (vente, héritage, morcellement des terrains, modification des limites) dans la zone font que l’occupation du sol actuelle ne correspond plus au maillage établi dans les années 1970. La question se pose donc concernant la  poursuite de l’opération sur la base de ces documents au vu de la modification de la structure foncière et sociale actuelle. D’autre part, l’état avancé de dégradation et même de disparitiondes documents originaux(plans, PVCB) papier rend difficile l’identification des ayant – droits recensés et les limites de leurs parcelles lors de la phase physique. Au final, dès le départ de l’initiative, ce ne sont pas toutes les zones incluses dans le périmètre cadastral qui peuvent faire l’objet de la reprise de l’opération.

 

Aussi, il a fallu aux responsables de débuter par les zones (dites sections cadastrales) où les informations sont encore disponibles et exploitables, dans les Communes d’Anjozorobe, Ambohimirary, et Mangamila. Neuf (09) sections pilotes ont alors été sélectionnées, basé sur la disponibilité des archives, plan cadastral et PVCB. D’autres critères comme la proximité par rapport au Chef – lieu de la Commune d’Anjozorobe, et la faible prévalence en conflits fonciers, ont été rajoutés pour l’identification des sections pilotes.Si l’objectif du TTA d’Anjozorobe a été d’apurer l’ensemble des terrains dans ces neuf sections, dont le volume total n’a pas pu être estimé, l’intégration de l’initiative dans la dynamique RRI 4 (Rapid Results Initiative) du gouvernement a orienté la démarche vers une configuration de projetconsistant à délivrer 1.500 titres fonciers entre février et décembre 2016.

 

Innovations et inconvénients dans le cadre d’uneapproche adaptative

La reconstitution difficile des dossiers

L’opération cadastrale d’Anjozorobe a été suspendue à la fin de la première phase de délimitation des parcelles. Ainsi, les initiateurs de sa reprise ont opté pour la poursuite de la procédure pour aboutir aux jugements. Toutefois, des adaptations locales ont dû être opérées pour l’actualisation des informations et la formalisation des droits des occupants actuels, et non celle des inscrits il y quarante ans. En effet, les occupants actuels ont acquis ou occupé les terrains suite à des vagues de ventes, d’héritage, de migration et d’installation, rendant presque obsolètes les informations constituées en 1978. La re-délimitation des occupations actuelles a donc dû être opérée, suite à une sensibilisation massive faite avec les moyens locaux (radio, affichage, mégaphone). La délimitation participative, menée par les possesseurs des parcelles avec leurs voisins, est une démarche inspirée de la certification foncière groupée. Une fois les parcelles piquetées et délimitées de manière consensuelle par les ménages, on leur a demandé de résoudre au préalable et à l’amiable les éventuels conflits entre eux, afin que la démarche de formalisation des limites par les géomètres puisse avoir lieu. De même, la procédure de double – dépôt du Procès – Verbal de Bornage Collectif, étape requise dans une opération cadastrale classique, n’a plus été faite.Le bornage préalable, caractéristique des terrains cadastrés, a été rendu facultatif et à la demande des propriétaires.

 

La célérité aux dépens de l’inclusivité

Entermes d’approche, une phase préalable a été nécessaire : une phase de sensibilisationde masse pour le lancement de l’opération et une phase de collecte des demandes pour réunir les dossiers pour la phase juridique et administrative.

Les possesseurs de terrain sont invités à rassembler toutes lesdocumentations liées à leurs parcelles justifiant leurs droits (petits papiers).Dans cette opération, les demandeurs et les opposants s’il y a lieu sont invités à déposer en parallèle leurs demandes afin de gagner du temps. Toutefois, les personnes concernées par parcelles en conflits sont d’abord invitées à résoudre à l’amiable les désaccords avant de déposer leurs demandes. Pour la vérification de la conformité de la phase physique, la reconnaissance localea été menée dans un esprit participatif, appuyéeavec les témoignages du voisinage et l’occupation de mise en valeur attestée par le chef fokontany, elle a été effectuée par les services fonciers et le TTA. Ces démarches ont servi de base pour constituer le dossier de jugement. S’il y a morcellement des terrains, un levé de terrain sera établi et mettra à jour les inscriptions sur le PVCB et le plan cadastral, le coût est affecté selon la superficie de la parcelle. Dans cette opération, le bornage se fait à la demande des bénéficiaires mais n’est pas obligatoire dans l’esprit de réduire le temps de traitement des dossiers.

Pour la phase juridique, elle a été effectuée en audience plénière où le public peut y assister et a été centralisé au sein du bureau du TTA à Anjozorobe, ce qui a d’ailleurs fait gagner du temps dans le traitement des dossiers mais a contraint les demandeurs de se déplacer à chaque fois qu’ils ont des parcelles concernées.Après l’aboutissement de la phase juridique, les demandeurs de titre doivent retirer un plan titre(plan issu du levé des terrains) du service topographique correspondant à chaque parcelle. Ce plan sera nécessaire pour compléter le dossier de notification de jugement et de certificat de non appel émis par le TTA pour la transformation en titre dans le cadre de la phase administrative.

Certes cette approche de régularisation est nécessaire, mais tout le monde n’a pu effectuer la régularisation de leurs parcelles. Les personnes non-résidents  mais qui ont de terrains à Anjozorobe, et qui n’ont pas pu entendre les campagnes de sensibilisation sont les premiers exclus, puis le dépôt de demande est conditionné par la disponibilité de moyens nécessaire : des parcelles sont priorisés par les ménages au dépend d’autres, enfin toutes les parcelles demandées aboutissent au titre en fonction de la résolution de conflits s’il y a lieu. Toutes les parcelles des sections concernées par l’opération n’ont donc pas pu être régularisées.

 

Les autorités locales impliquées durant la démarche

Durant toute l’opération, les chefs fokontany ont été quasiment toujours sollicités, leur implication est incontournable du fait qu’ils sont les premiers responsables et interlocuteurs au niveau local. Egalement, sans la participation des « demandeurs » qui ont dû payer pour supporter les charges de régularisation de leurs parcelles, cette opération de finalisation est unique parmi les autres essais de sécurisation foncière et finalisation des opérations cadastrales menés au niveau du pays.

 

Une opération financée à 90% par les bénéficiaires et un coût jugé lourd par les demandeurs

Le coût moyen de régularisation est de 205.000 Ar/parcelle, et peut aller de 154.400 Ar à 255.400 Ar, selon s’il y a morcellement ou non de la demande jusqu’à l’obtention du titre de propriété. 90% du coût global pour réaliser cette opération ont été pris en charge par les bénéficiaires et les 10% par les partenaires techniques et financiers, si auparavant dans la structure initiale des cadastres, c’était l’Etat qui finançait en grande partie ce coût. En outre, dans la Commune, les ménages ruraux ont en moyenne cinq parcelles dont la majorité se situe dans des zones cadastrées, ainsi une famille doit donc réserver en moyenne 1.025.000 Ar pour régulariser ses parcelles, ce qui est relativement lourd si on considère que le revenu moyen des ménages agricoles ruraux à Madagascar est de 400.000 Ar/an[4].

 

Quelques réflexions issues de cette expérience à Anjozorobe

Cette opération de régularisation des parcelles cadastrées non jugées à Anjozorobe fait ressortir toutefois certaines réflexions pour la finalisation des cadastres : n’étant pas effectuée systématiquement sur une zone, la régularisation se fait à la demande des usagers, ainsi apurer toute une zone est difficile à entreprendre, des parcelles restent toujours non régularisées. La régularisation est conditionnée par la disponibilité des données d’archivage, la volonté de demande des possédants, les moyens à disposition des usagers et le règlement des conflits sur certaines parcelles. Dans cette démarche adoptée, à ce rythme, il faudra encore plusieurs années si le but est d’apurer toutes les zones cadastrées.

En terme de mise à l’échelle, cette expérience à Anjozorobe n’est pas réplicable en bloc, seuls les cas ayant les même problématiques et enjeux que celui d’Anjozorobe peuvent s’identifier sur cette démarche (s’arrêtant à la phase physique et dont les résultats n’ont pas été objet de dépôt soit affichage au public, pour d’éventuelles cas d’opposition). Cependant, pour pallier au problème de financement par l’Etat pour finaliser les cadastres et le cas courant d’arrêt des cadastres, cette expérience pilote donne un aperçu des coûts à prévoir et la faisabilité de prise en charge de l’opération par les usagers. Jugés lourds par les demandeurs, d’autres options de financement devront être approfondies.

Actuellement, finaliser les anciens cadastres inachevés est une option parmi d’autres pour sécuriser les ayants droits. Pourtant, concrètement cette initiative demande un financement conséquent, une volonté à tous les niveaux ; et peu considérées mais non moins négligeable, une acceptation sociale et une appropriation de l’ensemble  des intervenants. D’autres expériences pour sécuriser les occupants des terrains où l’opération cadastrale est inachevée sont nécessaires pour statuer de la conduite et de la faisabilité de la sécurisation foncière de ces terrains.

 

 

 


[1] La discussion porte souvent sur l’inclusion des parcelles déjà jugées mais dont le jugement n’a pas été parachevé par une inscription dans le livre foncier. Juridiquement, il est considéré que les jugements énoncés confèrent déjà un droit réel de reconnaissance de propriété qui serait à formaliser par l’inscription dans le livre foncier (et la délivrance d’un duplicata de titre foncier). Les parcelles arrivées au jugement ne seraient donc pas incluses dans l’appellation de cadastre inachevé.

[2] Le cas pilote de la clôture avant terme de l’opération cadastrale d’Ambatofinandrahana en 2008 constitue l’unique initiative de basculement de la gestion des parcelles levées en PPNT qui sont gérées au niveau d’un Guichet Foncier communal.

[3] D’autres zones seraient objet de cadastre mais étant donné des pertes d’information suite à la détérioration des archives, pour la Commune d’Anjozorobe, seules ces 37 sections sont actuellement disponibles.

[4]Source : Calculs sur la base de l’EPM 2001, INSTAT-DSM